Le renseignement israélien n’est pas né d’une ambition impériale ni d’une volonté de puissance abstraite. Il est né de la peur viscérale de disparaître avant même d’avoir existé, dans un environnement où la menace était à la fois immédiate, diffuse et implacable. Cette origine imprime jusqu’à aujourd’hui la doctrine, les méthodes et l’obsession de précision qui caractérisent le Mossad, le Shin Bet et Aman. C’est l’histoire d’un appareil de renseignement conçu comme un instrument vital de survie nationale, mais devenu en quelques décennies l’un des plus redoutés et technologiquement avancés au monde.
Aux sources : les réseaux clandestins du Yichouv (avant 1948)
Bien avant que l’État d’Israël ne soit proclamé en mai 1948, la communauté juive installée en Palestine mandataire — le Yichouv — avait compris que sa survie dépendrait de sa capacité à anticiper, infiltrer et neutraliser les menaces.
La Haganah, organisation paramilitaire fondée en 1920, mit rapidement en place un embryon de service de renseignement, le Shai (Sherut Yediot, “Service d’Informations”). Sa mission était triple : surveiller les groupes arabes hostiles, espionner les autorités britanniques du mandat, et maintenir un contrôle discret sur les organisations juives dissidentes comme l’Irgoun ou le Lehi.
Le Shai n’avait ni les moyens ni la structure d’un service moderne. Mais il disposait d’un atout fondamental : un réseau humain dense, formé de volontaires rompus à l’art de la discrétion, capables de se fondre dans les villages arabes, d’intercepter les communications ou d’ouvrir les sacs postaux britanniques sans laisser de trace. Cette culture de l’improvisation et de l’adaptation deviendra un marqueur permanent du renseignement israélien.
La fondation de l’État et la doctrine Ben Gourion (1948–1951)
La proclamation d’indépendance en 1948 marque un tournant. La guerre qui suit l’attaque des armées arabes prouve l’urgence d’un appareil de renseignement structuré. David Ben Gourion, fondateur et premier Premier ministre, est convaincu qu’il faut séparer clairement les missions afin d’éviter qu’un service unique ne concentre trop de pouvoir — une leçon retenue de l’histoire européenne et soviétique.
Entre 1949 et 1951, trois institutions majeures prennent forme :
Aman (Agaf haModi’in) : direction du renseignement militaire des Forces de défense israéliennes (FDI). Sa mission couvre le renseignement stratégique, tactique et technique, avec une forte composante SIGINT et IMINT.
Shin Bet (Sherut haBitachon haKlali) : service de sécurité intérieure chargé du contre-espionnage, de la lutte anti-terroriste sur le sol israélien et dans les territoires sous contrôle, ainsi que de la protection des hauts dirigeants.
Mossad (HaMossad leModi’in uleTafkidim Meyuhadim) : service civil relevant directement du Premier ministre, dédié au renseignement extérieur et aux opérations clandestines.
Cette architecture crée un écosystème dans lequel chaque entité a un mandat précis, mais où les rivalités — parfois féroces — alimentent aussi une culture de performance.
L’âge des opérations décisives (années 1950–1980)
Ces décennies forgent la réputation mondiale des services israéliens. Les succès spectaculaires alternent avec des échecs qui, paradoxalement, renforcent leur capacité d’adaptation.
1960 – La capture d’Adolf Eichmann : après des années d’enquête, une équipe du Mossad localise l’architecte de la Shoah à Buenos Aires. L’exfiltration vers Israël, sous couverture diplomatique, devient un acte fondateur de la mémoire nationale et prouve que l’État hébreu peut frapper loin et longtemps après les faits.
1966 – Opération Diamond : en convainquant un pilote irakien de déserter avec son MiG-21, le Mossad offre à Israël et à ses alliés occidentaux un accès unique à l’avion de chasse soviétique le plus avancé. C’est un coup stratégique majeur dans la guerre aérienne régionale.
1973 – Guerre du Kippour : le renseignement israélien échoue à prévoir l’attaque égypto-syrienne, victime d’un excès de confiance baptisé le concept. La Commission Agranat qui suit impose des réformes profondes, notamment le renforcement des capacités analytiques croisées entre services.
1976 – Raid d’Entebbe : après le détournement d’un avion d’Air France, le Mossad fournit aux forces spéciales des informations précises sur l’aéroport ougandais, permettant une opération spectaculaire qui libère la quasi-totalité des otages.
1981 – Opération Opéra : Aman et le Mossad orchestrent la collecte d’informations permettant à l’aviation israélienne de détruire le réacteur nucléaire irakien d’Osirak avant qu’il ne devienne opérationnel, illustrant la doctrine de frappe préventive face aux menaces existentielles.
Du terrorisme à la cyberguerre : mutations contemporaines (années 1990–aujourd’hui)
Après la Guerre froide, la nature des menaces évolue. Les services israéliens affrontent désormais des organisations non étatiques (Hamas, Hezbollah, Jihad islamique), des acteurs hybrides, et la montée des ambitions nucléaires iraniennes.
Le Shin Bet développe un maillage humain exceptionnel dans les territoires palestiniens, combinant renseignement de terrain, surveillance électronique et usage ciblé de la force. Le Mossad mène des opérations complexes contre les réseaux logistiques et financiers des groupes armés, tout en menant une campagne discrète mais continue contre le programme nucléaire iranien, mêlant sabotages, cyberattaques et assassinats ciblés de scientifiques.
L’un des pivots de cette nouvelle ère est l’Unité 8200, branche SIGINT et cyber de Tsahal et indirectement d’Aman. Héritière des premières stations d’écoute israéliennes, elle devient un acteur mondial de la guerre numérique. On lui attribue — sans confirmation officielle — un rôle central dans le développement du ver Stuxnet, qui sabote en 2010 les centrifugeuses iraniennes de Natanz. Les vétérans de l’Unité 8200 sont aussi les architectes de nombreuses innovations civiles en cybersécurité et en intelligence artificielle, renforçant la synergie entre puissance militaire et leadership technologique.
Les raisons systémiques de l’excellence israélienne
Plusieurs facteurs expliquent pourquoi, dans l’imaginaire stratégique mondial, les services israéliens occupent un rang à part :
Une menace existentielle constante : encerclé par des adversaires potentiels, Israël ne peut se permettre l’erreur stratégique. Cette pression façonne une culture du renseignement proactive, orientée vers l’action.
L’intégration civilo-militaire : le passage par Tsahal, et parfois directement par des unités de renseignement, irrigue ensuite le secteur civil, favorisant un transfert rapide des innovations vers le domaine sécuritaire.
L’alliance entre HUMINT et technologie : si Israël excelle dans le cyber et le SIGINT, le recrutement et la gestion d’agents humains restent au cœur de sa doctrine. Les opérations les plus sensibles combinent sources humaines, données électroniques et exploitation psychologique.
Une doctrine offensive assumée : pour le Mossad et Aman, le renseignement n’est pas passif. Il sert à neutraliser, avant même qu’une menace ne se matérialise.
De plus le service militaire obligatoire permet non seulement la défense du pays, mais aussi de repérer et former des talents utiles au renseignement. Cette conscription de masse offre aux agences un vivier diversifié, où sont détectés précocement des profils à haut potentiel technologique, linguistique ou analytique, ensuite intégrés dans des unités spécialisées et également
renforcer le lien avec le pays, et préparer les jeunes aux défis futurs.
Sur le plan administratif, les services de renseignement israéliens opèrent dans un équilibre subtil entre autonomie opérationnelle et supervision politique étroite. Le Mossad relève directement du Premier ministre, ce qui en fait un outil privilégié des décisions stratégiques au plus haut niveau, tandis que le Shin Bet dépend du cabinet de la Sécurité intérieure et qu’Aman est intégré à l’état-major des FDI. Cette configuration favorise une coordination interservices pragmatique mais parfois concurrentielle, chaque entité protégeant jalousement ses prérogatives et ses sources. Le budget global du renseignement, classifié, représente une part significative des dépenses de défense et se répartit entre opérations clandestines, maintien des capacités technologiques, formation et infrastructures de collecte. Certains Premiers ministres, comme Golda Meir ou Benjamin Netanyahou, ont montré une affinité particulière pour le Mossad, perçu comme un instrument de projection extérieure, tandis que d’autres, tel Yitzhak Rabin, ont privilégié Aman pour sa capacité à fournir une vision stratégique intégrée du théâtre régional. Les missions, qu’elles soient de nature préventive, offensive, ou strictement défensive, incluent la surveillance des menaces régionales, la lutte contre le terrorisme, la contre-prolifération nucléaire, ainsi que des opérations d’influence discrètes auprès d’alliés ou de partenaires.
Du Shai clandestin de la Haganah aux réseaux numériques de l’Unité 8200 ils sont aujourd’hui un instrument intégré de la puissance nationale, mêlant opérationnel, maîtrise technologique et capacité d’adaptation rapide. Dans un monde où l’information circule plus vite que jamais, Israël a transformé sa vulnérabilité originelle en un avantage stratégique durable : savoir avant, agir vite, frapper juste — et être peu visible.
P